Le Parlement européen a commémoré la réunification allemande en invitant deux de ses acteurs majeurs jeudi 7 octobre. L'Allemand Lothar de Maizière, seul Premier ministre de la RDA démocratiquement élu, et Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, se sont souvenus des évènements passés et ont appelé à continuer l'unification européenne.
Vous pouvez consulter le discours prononcé par Jacques Delors en cliquant sur le lien suivant: Téléchargement DISCOURS JACQUES DELORS
A cette occasion, Jacques Delors a également répondu aux questions des journalistes du Parlement européen :
M. Delors, vous étiez président de la Commission européenne au moment de la réunification allemande. Quel a été votre rôle dans cette « accélération de l'histoire », selon vos propres mots ?
Jacques Delors : Les évènements qui se sont accélérés en 1989 auraient pu conduire, sinon à une guerre mondiale, du moins à des affrontements sanglants, à une période d'instabilité. Nous devons notamment à Gorbatchev, trop décrié depuis, au président Bush père, au chancelier Kohl et à M. De Maizière que tout cela n'ait pas mal tourné. Les chefs d'Etat et de gouvernement de la Communauté européenne ont fini par se rallier très vite à l'idée que les Allemands de l'Est faisaient partie de l'Europe. Dans tout cela, j'étais Président de la Commission européenne. J'avais donc un droit d'initiative et étais le gardien des traités. Je me suis efforcé, dès 1988, d'attirer l'attention sur les problèmes et dès le lendemain de la chute du mur de Berlin d'expliquer que les Allemands de l'Est avaient leur place en Europe. J'ai été critiqué par certains mais cela a contribué à donner un mouvement à l'histoire.
Avez-vous eu des craintes quant à l'intégration de l'Allemagne de l'Est dans la Communauté européenne ?
JD : Oui. Le bilan final est positif mais un homme responsable comme moi se doit d'avoir des craintes. J'avais expliqué aux Allemands de l'Ouest qu'entre ce qu'on appelle les « Wessies » et les « Ossies » il y avait des problèmes. Ce n'était pas sûr que ça marche. D'un autre côté, il y a avait l'enthousiasme de nombreux Allemands de l'Ouest pour aider l'Est. Beaucoup de dirigeants de l'Allemagne de l'Ouest sont venus créer des entreprises en Allemagne de l'Est, dont l'état économique était terrible. Dans l'ensemble, ça n'est pas terminé. Mais je crois que l'Allemagne a fait un bon travail en vingt ans.
Est-ce que les enseignements tirés de la réunification allemande peuvent aider l'Europe à affronter les défis d'aujourd'hui, notamment l'intégration des nouveaux pays membres ?
JD : La situation est quand même assez différente. Les évènements de 1989 ont ouvert d'une part à l'unification allemande et d'autre part à l'élargissement de l'Europe. Néanmoins, je pense que ce qui s'est passé en Allemagne était fortement émotionnel pour les Européens de l'Ouest : ces Allemands, c'était l'Europe des Six. Pour les autres pays, j'ai toujours été partisan de l'élargissement mais c'est une autre histoire. Peut-être n'a-t-il pas été fait avec la bonne méthode. De toute façon, si j'avais été au pouvoir, je l'aurais facilité.
Entre Européens, il faut une vraie compréhension mutuelle telle que léguée par les Pères de l'Europe et pas juste des intérêts communs. Il faut garder cette flamme. J'ai dis une fois que « l'Europe a besoin d'une âme ». Cela a pu choquer certains croyants mais c'est dans le sens laïc que je le disais. Aujourd'hui encore l'Europe a besoin d'une âme.
« Grâce au Parlement européen, la démocratie pluraliste et vivante n’est pas un concept vain, mais bien une réalité », avez-vous dit aux députés européens aujourd'hui. Comment l'Europe pourrait-elle renouer avec les citoyens un lien souvent décrit comme rompu ?
JD : J'ai rappelé ce matin que la démocratie européenne, ça existe. Par exemple, c'est grâce au Parlement que la directive sur la liberté des services a été rééquilibrée et qu'elle est passée. Sur les 27 gouvernements, combien y en a-t-il qui parlent des travaux du Parlement européen? Combien y en a-t-il qui expliquent qu'il y a une démocratie en Europe ? Aucun. L'anti-pédagogie ne vient pas des institutions européennes mais des gouvernements nationaux. Les gouvernements nationaux doivent faire de la pédagogie de l'Europe. J'ai entendu dans mon propre pays des hommes d'Etat dire que l'Europe est une famille, mais quand ils rentrent d'un Conseil européen ils disent qu'ils ont gagné. Ils ont donc gagné contre leurs frères et sœurs ? Mais c'est absurde ! C'est aux gouvernements nationaux de dire que nous appartenons à une Union, que nous avons mis en commun une partie de notre souveraineté et qu'avec ça nous allons avancer.
Le projet européen est en panne, entend-on de plus en plus. Qu'en pensez-vous et quelle vision avez-vous de l'avenir de l'Europe ?
JD : Je viens d'indiquer une des raisons pour lesquelles elle est en panne. Il y en a deux autres. La globalisation pousse à un certain nationalisme, voire même à un certain régionalisme. De plus, dans toutes nos sociétés l'individualisme a gagné du terrain. Cela nuit autant a la démocratie nationale qu'à la démocratie européenne.
Sur Facebook, un de nos internautes, Daniel, a affirmé : « Jusqu'à maintenant, l'Union européenne a été un projet allant des élites vers les citoyens, mais pour une vraie unité il faut que cela vienne des citoyens vers les élites ». Qu'en pensez-vous ?
JD : Ce n'est pas faux. Au début le projet a été porté par l'enthousiasme de l'après-guerre et ensuite par un projet plutôt élitiste, économique. Simplement, tant que l'Europe n'est pas une fédération comme les Etats-Unis, l'intermédiaire pour faire vivre la démocratie c'est les gouvernements nationaux. Mais s'ils décident de parler de l'Europe aujourd'hui comme s'ils étaient au Congrès de Vienne il y a deux siècles, alors il n'y a rien à faire. On ne peut pas faire l'Europe contre les gouvernements ; or ceux-ci n'ont plus l'enthousiasme de l'Europe, loin de là.